Poulpe de pixels

 

Année : 2022

Type : Nouvelle

© Brian Skerry at National Geographic

 

Inspirée par mes expérimentations sonores dans le fleuve Saint-Laurent, j’ai écrit une nouvelle pour le concours Lire Librinova. Si vous aimez les poulpes et Chilly Gonzales, cette histoire devrait vous plaire…

Extrait

02,00 ≬ Le compteur de la course démarre. Un mélange d’odeur mentholée et de fond de cale de chalutier me lève le cœur. J’essaie d’entrouvrir la fenêtre du taxi, mais le mécanisme bugge. Encore quarante minutes avant de rejoindre l’aéroport… Je glisse mon écharpe sous mon nez pour faire diversion. À travers le pare-brise, j’observe une dernière fois la ville aux mille chantiers qui n’en finit pas de déborder. J’essaie d’amasser mes restants de vie, de figer les souvenirs, mais le défilement du paysage perturbe ma vision. À quoi bon résister. Je me laisse bercer par l’aurore qui étouffe le halo des lampadaires et aveugle les rues du Nouveau monde. La lumière crue projetée sur les arbres m’empêche de distinguer s’il s’agit d’une lumière naturelle ou d’une projection 3D. J’essaie de rester concentrée. 

— Votre précédent client a oublié quelque chose… 

Je brandis un téléphone vers le rétroviseur et fais mine de tapoter sur les touches. 04,45≬. Pas de réponse. Le temps passe vite quand il coûte cher. Je regarde sous les sièges, cherche des indices que le passager aurait pu laisser, mais ne trouve qu’une mare poisseuse qui dégoutte sous mes pieds. C’est bien ma chance. Moi qui ne prends jamais de taxi. 

— Juste pour que vous sachiez, mon vol décolle dans 1 h 30…

— Il vous reste exactement trente-cinq minutes avant d’arriver à destination, m’indique le GPS. Je colle mon menton sur la fenêtre et me blottis contre la portière, dernier rempart vers ce monde étrange finalement devenu familier. Nous quittons la jungle ombragée des ruelles et traversons la voie rapide qui longe le port industriel. Le fleuve est caché par les monstres de rouille et les girafes d’acier. J’ai toujours voulu embarquer pour un voyage à bord d’un de ces cargos chargés de conteneurs, ou me hisser sur le crochet d’une grue, là-haut dans les nuages, au-dessus des gratte-ciels. Sur l’autre rive, la grande roue et les manèges avalés par les ronces restent un mystère jamais arpenté… Mais peu importe, il faut maintenant changer de vie, quitter ce pays pour accéder à un autre niveau. Si je parviens un jour à m’extraire de ces bouchons et de cette puanteur insoutenable… L’attente aux feux rouges a au moins le mérite de retarder le déchirement du départ. Décidément, je ne me résoudrai jamais aux adieux… Tout me paraît à la fois trop grand et terriblement étriqué. Débordant de possibilités, mais toutes prévisibles, comme déjà paramétrées. Je ferme les yeux et laisse infuser en moi chaque pixel de la ville comme on lit un poème amer, éphémère jouissance dont on ignore si l’on souhaiterait la graver ou l’éradiquer d’emblée de sa mémoire. Le taxi parvient enfin à s’enfoncer dans les quartiers de downtown où l’enfilade de cafés-immeubles-commerces ressemble à un décor. Je me penche pour déposer le portable dans le vide-poche, quand tout à coup le relent de marée embaume plus fort. Je renifle l’air. Pas de doute, cela vient de l’avant. J’ajuste mes lunettes et essaie de voir de plus près, mais une sirène d’ambulance retentit et le taxi freine brusquement. Je sursaute et me raccroche à ce bruit anodin. C’est drôle comme sur le point de partir, les choses qui nous paraissent les plus insignifiantes sont parfois les plus familières. Une sirène de pompier. Un terrain vague où poussent les gravats. Les junkies vautrés gaiement sur une pelouse dopée aux engrais. Le regard absent des passants. Combien d’autres encore ? Bien que le visage du chauffeur soit caché par l’appuie-tête, l’angle mort du siège me laisse entrevoir quelque chose. Je détecte une forme à l’avant. Une sorte de peau charnue qui s’enroule sur le volant. Visqueuse, rosée, prête à ramper ou vous assaillir d’un coup. Je me liquéfie sur la banquette et aperçois des dizaines de petites ventouses violâtres se cramponner au cuir, puis deux tentacules onduler le long du dossier.